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Dixième lettre à mes amis

Chers amis,

Vers où vont les événements actuels ? Les optimistes pensent que nous allons vers une société mondiale d’abondance dans laquelle les problèmes sociaux seront résolus ; une sorte de paradis sur Terre. Les pessimistes estiment que les symptômes actuels montrent une maladie croissante des institutions, des groupes humains et même du système démographique et écologique global ; une sorte d’enfer sur Terre. Ceux qui relativisent la mécanique historique subordonnent tout au comportement que nous adoptons à l’heure actuelle ; le ciel ou l’enfer dépendront de notre action. Bien entendu, il y a ceux qui ne s’intéressent absolument pas à ce qui pourrait arriver aux autres, n’étant intéressés que par leur propre personne.

Parmi tant d’opinions, nous nous intéressons à celle dont le futur dépend de ce que nous allons faire aujourd’hui. Cependant, même dans cette optique, il existe des différences de critères. Certains disent : puisque cette crise a été provoquée par la voracité de la banque et des compagnies multinationales, celles-ci, arrivées à un point dangereux pour leurs intérêts, mettront en marche des mécanismes de récupération, comme cela s’est produit en d’autres occasions. En matière d’action, ils favorisent l’adaptation graduelle aux processus de reconversion du capitalisme pour le bénéfice des majorités. D’autres, en revanche, signalent qu’il n’est pas question que toute la situation dépende de la volonté d’une minorité ; il s’agit par conséquent de manifester la volonté des majorités par l’action politique et l’éclaircissement du peuple, escroqué par le schéma dominant. Selon eux, un moment de crise générale du système surgira, et cette situation devra être utilisée pour la cause de la révolution. Et puis il y a ceux qui soutiennent que le capital, ainsi que le travail, les cultures, les pays, les formes d’organisation, les expressions artistiques et religieuses, les groupes humains et même les individus, sont empêtrés dans un processus d’accélération technologique et de déstructuration qu’ils ne contrôlent pas. Il s’agit d’un long processus historique qui se manifeste aujourd’hui sous forme d’une crise mondiale et qui affecte tous les schémas politiques et économiques ; cependant, ni la désorganisation générale ni la reprise générale ne dépendent de ces schémas. Les défenseurs de cette vision structurelle insistent sur la nécessité de forger une compréhension globale de ces phénomènes, en même temps que d’agir dans les domaines sociaux, personnels et de groupe. Au vu des interconnexions du monde, ils ne préconisent pas une réussite graduelle qui serait adoptée socialement avec le temps; ils essaient plutôt de générer une série “d’effets de démonstration” suffisamment énergiques pour produire une inflexion générale du processus. En conséquence, ils encouragent la capacité constructive de l’être humain à entreprendre la transformation des relations économiques, modifier les institutions et lutter sans relâche pour désamorcer tous les facteurs qui sont en train de provoquer une involution sans retour. Pour notre part, nous adhérons à cette dernière position. Il est clair que celle-ci, tout comme les précédentes, a été simplifiée ; en outre, de multiples variantes dérivant de chacune d’elles, ont été éludées.

La déstructuration et ses limites

Il est pertinent de souligner les limites de la déstructuration politique tout en considérant que, tant qu’elle ne parviendra pas à la base sociale et à l’individu, elle ne s’arrêtera pas. Donnons des exemples. Dans certains pays, la perte du pouvoir politique centralisé est plus évidente que dans d’autres. Avec le renforcement des autonomies ou de la pression des courants sécessionnistes, divers groupes d’intérêts ou de simples opportunistes souhaiteraient stopper le processus exactement là où le contrôle de la situation resterait entre leurs mains. En accord avec ces aspirations, le canton qui a fait sécession, ou la nouvelle république séparée du pays antérieur, ou encore l’autonomie affranchie du pouvoir central, devraient pouvoir perdurer en tant que nouvelles structures organisationnelles. Mais il se trouve que ces pouvoirs commencent à être remis en question par les micro-régions, les municipalités ou les communes, les comtés, etc. On a beau invoquer le prétexte d’une langue commune, d’un folklore commun ou d’une impondérable “collectivité historique et culturelle”, nul ne voit pour quelles raisons une autonomie libérée du pouvoir central devrait, à son tour, centraliser le pouvoir vis-à-vis d’unités mineures car, finalement, quand il s’agit de recouvrement fiscal et de finances, le folklore n’a d’importance que pour le tourisme et les sociétés d’édition de disques. Dans le cas où les municipalités s’émanciperaient du pouvoir autonome, les quartiers appliqueraient la même logique et ainsi cette fragmentation en chaîne continuerait inexorablement jusqu’entre voisins qui vivent séparés par une rue. Quelqu’un pourrait dire :

« Pourquoi, nous qui vivons de ce côté, devrions-nous payer les mêmes impôts que ceux qui vivent de l’autre côté ? Nous avons un niveau de vie plus élevé et nos impôts vont régler les problèmes de ces gens-là qui ne veulent pas faire d’efforts pour progresser. Il vaut mieux que chacun se débrouille avec ses problèmes ».

Bien évidemment, dans chaque maison du voisinage, on pourrait entendre les mêmes inquiétudes, et personne ne pourrait stopper ce processus mécanique exactement à l’endroit qui l’intéresse. C’est-à-dire que tout cela ne s’arrêterait pas à une simple étape de féodalisation de style médiéval, celle-ci étant produite par des populations réduites et distantes, et par des relations d’échanges sporadiques à travers des voies de communication contrôlées par les fiefs en lutte ou par des bandes prélevant un péage. La situation n’est pas semblable à celle d’autres époques en termes de production, de consommation, de technologie, de communication, de densité démographique, etc.

D’autre part, les régions économiques et les marchés communs ont tendance à absorber le pouvoir décisionnel des anciens pays. Dans une région donnée, les autonomies pourraient éluder l’ancienne unité nationale, mais les municipalités ou les groupements de municipalités auraient tendance à sauter par-dessus les anciens niveaux administratifs et à demander leur inclusion dans la nouvelle superstructure régionale, en réclamant leur participation de membre de plein droit. Les autonomies, ou municipalités ou groupements de municipalités, qui auraient un grand potentiel économique pourraient être considérés sérieusement par l’unité régionale.

Rien n’exclut que, dans la guerre économique entre les différents blocs régionaux, certains pays membres commencent à établir des relations “bilatérales” ou “multilatérales” en échappant à l’orbite du marché régional dans lequel ils sont inclus. Pourquoi l’Angleterre, par exemple, n’établirait-elle pas des relations plus étroites avec l’ALENA d’Amérique du Nord, parvenant au début à des situations d’exceptions auprès de la CEE et obtenant ensuite l’accord pour poursuivre les affaires ? Qu’est-ce qui l’empêcherait de s’inclure dans ce nouveau marché régional en abandonnant la CEE ? Et si le Canada entrait dans un processus de sécession, qu’est-ce qui empêcherait le Québec de commencer des négociations à l’extérieur de la région de l’ALENA ? En Amérique du Sud, des organisations comme l’ALALC ou le Pacte andin ne pourraient plus exister – si la Colombie et le Chili commençaient à intégrer leurs économies en vue de participer à l’ALENA – face à un MERCOSUR qui se verrait affecté par d’éventuelles sécessions au Brésil. D’autre part, si la Turquie, l’Algérie et d’autres pays du sud de la Méditerranée, négociaient leur inclusion à la CEE, les pays exclus renforceraient leur rapprochement mutuel pour négocier, en tant qu’ensemble, avec d’autres zones géographiques. Et que se passerait-il, dans le contexte des blocs régionaux tels qu’ils se présentent aujourd’hui – avec des puissances comme la Chine, la Russie et l’Europe de l’Est – étant données leurs rapides transformations centrifuges ?

Il est probable que les choses ne se développent pas comme dans les exemples cités ; mais la tendance à la régionalisation peut prendre des chemins inattendus et produire un schéma bien différent de celui qui est en vigueur aujourd’hui sur la base de la contiguïté géographique et, par conséquent, sur la base du banal préjugé géopolitique. De sorte qu’un nouveau désordre peut se produire à l’intérieur de schémas récents qui ont comme objectif, non seulement l’union économique, mais aussi une finalité de bloc politique et militaire. Et comme, en définitive, ce sera le grand capital qui décidera de la meilleure évolution de ses affaires, personne ne devrait se fier aux cartes régionales ordonnées selon la contiguïté géographique, dans laquelle la route, la voie ferrée et les liaisons radiales ont joué un rôle majeur ; ces cartes ont tendance aujourd’hui à être redessinées par le trafic aérien et maritime à grande échelle, ainsi que par la communication mondiale par satellite. Déjà, à l’époque du colonialisme, la contiguïté géographique a été remplacée par un échiquier des grandes puissances, s’étendant au-delà des océans, dont le déclin a été amorcé avec les deux conflits mondiaux. Pour certains, l’arrangement actuel ramène le problème à des étapes précoloniales, laissant croire qu’une région économique doit être organisée selon un continuum spatial sur lequel ils projettent leur nationalisme particulier vers une espèce de “nationalisme” régional.

En conclusion, nous disons que les limites de la déstructuration ne sont pas données, pour ce qui relève du particulier, par les nouveaux pays émancipés ou les autonomies affranchies d’un pouvoir central, et qu’elles ne sont pas données non plus, pour ce qui relève du général, par des régions économiques organisées sur la base de la contiguïté géographique. Les limites minimales de la déstructuration sont en train d’atteindre le simple voisinage et l’individu, et les limites maximales, la communauté mondiale.

Quelques champs importants dans le phénomène de la déstructuration

Parmi de nombreux champs de déstructuration, je voudrais en retenir trois : politique, religieux et générationnel.

Il est clair que les partis occuperont en alternance le pouvoir d’État – déjà bien réduit – ressurgissant en tant que “droites”, “centres” et “gauches”. De nombreuses “surprises” ont et auront lieu, nous obligeant à constater que des forces considérées comme disparues émergent de nouveau, et que des groupements et lignes politiques intronisés depuis des décennies se dissolvent au milieu du discrédit général. Cela n’est pas nouveau dans le jeu politique. Ce qui est réellement original, c’est que des tendances supposées opposées pourront se succéder sans modifier le moins du monde le processus déstructurant qui, d’ailleurs, les affectera elles-mêmes. Et s’agissant des propositions, du langage et du style politiques, nous pourrons assister à un syncrétisme général dans lequel les profils idéologiques seront de plus en plus confus. Face à une lutte de slogans et de formes vides, le citoyen moyen s’éloignera progressivement de toute participation pour se concentrer sur ce qu’il y a de plus perceptible et de plus immédiat. Mais le désaccord social se fera sentir de façon croissante sous forme de spontanéisme, de désobéissance civile, de débordements et d’apparition de phénomènes psychosociaux de croissance explosive. C’est à ce stade qu’apparaîtra dangereusement le néo-irrationalisme, qui pourrait diriger en brandissant comme étendard de combat des formes d’intolérance. Dans ce sens, il est clair que si un pouvoir central essaie d’asphyxier les revendications indépendantistes, les positions tendront à se radicaliser, tentant d’entraîner les groupements politiques vers leur propre sphère. Quel parti pourra rester indifférent – au risque de perdre son influence – si la violence éclate en un point, mue par la question territoriale, ethnique, religieuse ou culturelle ? Les courants politiques devront prendre position comme c’est le cas aujourd’hui dans divers pays d’Afrique (18 points de conflits), d’Amérique (Brésil, Canada, Guatemala et Nicaragua, outre les revendications des collectivités indigènes de l’Équateur et d’autres pays d’Amérique du Sud et sans parler de l’aggravation du problème racial aux États-Unis), d’Asie (10 points de conflits, en comptant le conflit sino-tibétain mais sans tenir compte des différences inter-cantonales qui sont en train de surgir à l’intérieur de toute la Chine), d’Asie du Sud et du Pacifique (12 points de conflits, en incluant les revendications des collectivités autochtones d’Australie) d’Europe occidentale (16 points de conflits) ; d’Europe orientale (4 points de conflits, en considérant la République tchèque et la Slovaquie ainsi que l’ex-Yougoslavie, Chypre et l’ex-Union soviétique comme un seul conflit pour chacune, sachant qu’en considérant divers pays des Balkans et de l’ex-Union soviétique qui ont des difficultés inter-ethniques et frontalières dans plus de 20 républiques réparties au-delà de l’Europe orientale, les conflits peuvent s’élever à 30), d’Orient et Moyen-Orient (9 points de conflits).

Les hommes politiques devront aussi se faire l’écho de la radicalisation dont les religions traditionnelles font l’expérience, comme cela se produit entre musulmans et hindouistes en Inde et au Pakistan, entre musulmans et chrétiens dans l’ex-Yougoslavie et au Liban, entre hindouistes et bouddhistes au Sri Lanka. Ils devront intervenir dans les luttes entre sectes à l’intérieur d’une même religion, comme cela se produit dans la zone d’influence de l’Islam entre sunnites et chiites, et dans la zone d’influence chrétienne entre catholiques et protestants. Ils devront participer à la persécution religieuse qui a commencé en Occident à travers la presse et l’instauration de lois limitant la liberté de culte et de conscience. Il est évident que les religions traditionnelles tendront à harceler les nouvelles formes religieuses qui sont en train de se réveiller dans le monde entier. Selon les bien-pensants, supposés athées mais objectivement alliés de la secte dominante, le harcèlement des nouveaux groupes religieux « …ne constitue pas une limitation à la liberté de pensée, mais une protection de la liberté de conscience qui se voit assaillie par le lavage de cerveau des nouveaux cultes qui, par ailleurs, portent atteinte aux valeurs traditionnelles, à la culture et au style de vie de la civilisation ».

Ainsi, des hommes politiques, étrangers à la question religieuse, commencent à prendre parti dans cette orgie de chasse aux sorcières car ils surveillent, entre autres, la popularité massive que commencent à obtenir ces nouvelles expressions de foi au tréfonds révolutionnaire. Ils ne pourront plus dire, comme au XIXe siècle, « la religion est l’opium du peuple » ; ils ne pourront plus parler de l’isolement endormi des multitudes et des individus alors que les masses musulmanes proclament l’instauration de républiques islamiques ; alors qu’au Japon (depuis l’effondrement de la religion nationale Shintô à la fin de la Seconde Guerre mondiale) le bouddhisme provoque la prise du pouvoir par le Komeito; alors que l’Église catholique tend à former de nouveaux courants politiques à la suite de la détérioration du social-christianisme et du tiers-mondisme en Amérique latine et en Afrique. En tout cas, les philosophes athées des temps nouveaux devront changer les termes et remplacer dans leurs discours “l’opium du peuple” par “l’amphétamine des peuples”.

Les dirigeants devront préciser leur position face à une jeunesse qui prend les caractéristiques de “groupes à risque majeur” parce qu’on lui attribue de dangereuses tendances à la drogue, à la violence et à l’incommunication. Ces dirigeants, qui s’obstinent à ignorer les racines profondes de tels problèmes, ne sont pas en situation de donner des réponses adéquates, que ce soit au moyen de la participation politique, du culte traditionnel ou à ce qu’offre une civilisation décadente manipulée par l’argent. Pendant ce temps, on facilite la destruction psychique de toute une génération et l’émergence de nouveaux pouvoirs économiques qui prospèrent vilement aux dépens de l’angoisse et de l’abandon psychologique de millions d’êtres humains. Beaucoup se demandent maintenant à quoi est due l’augmentation de la violence chez les jeunes, comme si les vieilles générations et celle qui détient le pouvoir actuellement n’étaient pas celles qui ont perfectionné une violence systématique, en profitant même des progrès de la science et de la technologie pour rendre leurs manipulations plus efficaces. Quelques-uns soulignent un certain “autisme” des jeunes ; en tenant compte de cette appréciation, on pourrait établir des relations entre le prolongement de la durée de vie des adultes et la durée de plus en plus longue de la formation requise pour que les jeunes dépassent le seuil de l’exclusion. Cette explication est perspicace, mais insuffisante, pour comprendre des processus plus amples. Ce que l’on observe, c’est que la dialectique générationnelle, moteur de l’histoire, est restée provisoirement bloquée et, de ce fait, un dangereux abîme s’est ouvert entre deux mondes. Il est ici opportun de rappeler que, lorsqu’un certain penseur alertait ses contemporains, il y a plusieurs décennies, sur les tendances qui, aujourd’hui, s’expriment comme de réels problèmes, les mandarins et leurs formateurs d’opinion, pour toute réponse, criaient hypocritement au scandale, accusant un tel discours de promouvoir la guerre générationnelle. En ces temps, une puissante force juvénile qui aurait dû exprimer l’avènement d’un phénomène nouveau, mais aussi la continuation créative du processus historique, a été déviée vers les exigences diffuses des années soixante et poussée vers une guérilla sans issue dans différents points du monde. Si l’on prétend aujourd’hui canaliser le désespoir des nouvelles générations dans le tumulte musical et les stades de football, en limitant leurs revendications aux proclamations innocentes figurant sur les tee-shirts et les posters, il y aura de nouveaux problèmes. Une telle situation d’asphyxie crée des conditions cathartiques irrationnelles aptes à être canalisées par les fascistes, les autoritaires et les violents de tout type. Ce n’est pas en semant la méfiance envers les jeunes ou en soupçonnant dans chaque enfant un criminel en puissance que l’on pourra établir le dialogue. Pour le reste, personne ne montre d’enthousiasme particulier à faire participer les nouvelles générations aux moyens de communication sociaux ! Personne n’est prêt à discuter publiquement de ces problèmes, à moins qu’il ne s’agisse de “jeunes exemplaires” qui reproduisent la thématique politicienne sur fond de musique rock, ou se vouent, dans un esprit boy-scout, à nettoyer des pingouins englués de pétrole, sans remettre en question le grand capital, promoteur du désastre écologique ! J’ai bien peur que n’importe quelle organisation authentiquement juvénile - fût-elle estudiantine, professionnelle, artistique ou religieuse – ne soit soupçonnée des pires desseins si elle n’est pas parrainée par un syndicat, un parti, une fondation ou une église. Suite à tant de manipulations, il faudra continuer à se demander pourquoi les jeunes n’adhèrent pas aux merveilleuses propositions du pouvoir établi, et il[ ]{.s9}faudra continuer de répondre que les études, le travail et le sport maintiennent occupés les futurs citoyens utiles. Dans une telle situation, nul ne devrait se préoccuper du manque de “responsabilité” de gens si affairés. Mais si le chômage continue à progresser, si la récession devient chronique, si le désarroi s’étend de toutes parts, nous verrons en quoi se transformera la non-participation d’aujourd’hui. Pour différentes raisons (guerres, famines, chômage, fatigue morale), la dialectique générationnelle s’est déstructurée, produisant ce silence de deux longues décennies, ce silence qui tend maintenant à être troublé par un cri et par une action déchirante sans destin.

Suite à tout ce qui vient d’être dit, il semble clair que personne ne pourra orienter raisonnablement les processus d’un monde qui se dissout. Cette dissolution est tragique, mais elle jette aussi la lumière sur la naissance d’une nouvelle civilisation, la civilisation mondiale. S’il en est ainsi, une certaine forme de mentalité collective doit être en train de se désintégrer en même temps qu’une nouvelle façon de prendre conscience du monde émerge. Sur ce point, je voudrais reprendre ici ce que je disais dans ma première lettre :

« …Une sensibilité est en train de naître correspondant aux temps nouveaux. C’est une sensibilité qui capte le monde comme une globalité et qui signale que les difficultés des gens, où qu’ils soient, finissent par en impliquer d’autres, même s’ils se trouvent très loin d’eux. Les communications, l’échange de biens et le déplacement rapide de grands contingents humains d’un point à un autre, mettent ce processus de mondialisation croissante en évidence. De nouveaux critères d’action surgissent aussi, lorsqu’on comprend la globalité de nombreux problèmes, en prenant conscience que la tâche de ceux qui veulent un monde meilleur sera effective si on la développe à partir du milieu dans lequel on a une certaine influence. À la différence d’autres époques pleines de phrases creuses, avec lesquelles on cherchait la reconnaissance extérieure, aujourd’hui on commence à valoriser le travail humble et senti, à travers lequel on ne prétend pas faire grandir sa propre image mais se changer soi-même et aider son entourage familial, professionnel et amical à le faire également. Ceux qui aiment réellement les gens ne méprisent pas cette tâche sans bruit, incompréhensible en revanche pour n’importe quel opportuniste formé dans l’ancien paysage des leaders et de la masse, paysage dans lequel il a appris à utiliser les autres pour se propulser vers le sommet social. Quand quelqu’un vérifie que l’individualisme schizophrénique n’a plus d’issue et qu’il communique ouvertement à tous ceux qu’il connaît ce qu’il pense et ce qu’il fait, sans la peur ridicule de n’être pas compris; quand il s’approche des autres; quand il s’intéresse à chacun et non à une masse anonyme; quand il favorise l’échange d’idées et la réalisation de travaux communs; quand il expose clairement la nécessité de multiplier cette tâche de rétablir des liens dans un tissu social détruit par d’autres; quand il sent que même la personne la plus “insignifiante” a une qualité humaine supérieure à n’importe quel scélérat placé au sommet de la conjoncture... quand arrive tout cela, c’est qu’à l’intérieur de cette personne commence à parler de nouveau le destin qui a fait bouger les peuples dans leur meilleure direction évolutive. Ce destin, tant de fois dévié et tant de fois oublié, mais toujours retrouvé dans les tournants de l’histoire. On devine non seulement une sensibilité nouvelle et une nouvelle façon d’agir, mais en plus une nouvelle attitude morale et une nouvelle disposition tactique face à la vie. »

Des centaines de milliers de personnes dans le monde entier adhèrent aujourd’hui aux idées présentées dans le Document Humaniste. Il y a les communistes-humanistes, les socio-humanistes, les écologistes-humanistes qui, sans renoncer à leur bannière, font un pas vers le futur. Il y a ceux qui luttent pour la paix, les Droits de l’homme et la non-discrimination. Bien sûr, il y a les athées et les gens qui ont foi dans l’être humain et dans sa transcendance. Tous ont en commun une passion pour la justice sociale, un idéal de fraternité humaine sur la base de la convergence de la diversité, une disposition à passer par-dessus tout type de préjugé, une personnalité cohérente dans laquelle la vie personnelle n’est pas séparée de la lutte pour un monde nouveau.

L’action ponctuelle

Il y a encore des militants politiques qui s’inquiètent de savoir qui sera premier ministre, président, sénateur ou député. Il est possible qu’ils ne comprennent pas vers quelle déstructuration nous allons et le peu de signification des “hiérarchies” mentionnées par rapport à la transformation sociale. Dans plus d’un cas, l’inquiétude sera aussi liée à la situation personnelle de soi-disant militants préoccupés par leur position dans le milieu des affaires politiques. La question, en tous cas, est de comprendre comment ordonner les conflits par ordre de priorité dans les lieux où chacun vit sa vie quotidienne, et comment organiser des fronts d’action appropriés sur la base de ces conflits. En tous cas, on doit clarifier les caractéristiques que doivent avoir les commissions de base de travailleurs et d’étudiants, les centres de communication directe et les réseaux de conseils de voisinage, ainsi que ce qu’il faut faire pour permettre la participation de toutes les organisations, aussi petites soient-elles, par lesquelles pourraient s’exprimer le travail, la culture, le sport et la religiosité populaire. Il convient ici de préciser que lorsque nous nous référons au milieu immédiat des personnes, composé de compagnons de travail, de parents et d’amis, nous devons mentionner particulièrement les lieux dans lesquels se produisent ces relations.

En termes d’espace, l’unité d’action minimale est le voisinage où l’on perçoit tout conflit bien que ses racines en soient très éloignées. Un centre de communication directe est un lieu de voisinage où doit être discuté tout problème économique et social, tout problème de santé, d’éducation et de qualité de vie. La préoccupation politique consiste à mettre la priorité sur ce voisinage avant la municipalité, le canton, la province, la région autonome ou le pays. En vérité, bien avant que ne se forment les pays, existaient des personnes rassemblées en groupes humains qui, en s’enracinant, devinrent des voisins. Ensuite, à mesure que se construisirent des superstructures administratives, on leur arracha leur autonomie et leur pouvoir. C’est de ces habitants-là, de ces voisins, que découle la légitimité d’un ordre donné et c’est de là que doit émerger la représentativité d’une démocratie réelle. La municipalité doit être aux mains des unités de voisinage. S’il en est ainsi, on ne peut se proposer comme objectif de placer des députés et des représentants de différents niveaux, comme cela se produit dans la politique des coupoles ; au contraire, cette disposition doit être la conséquence du travail de la base sociale organisée. Le concept “d’unité de voisinage” est valable autant pour une population étendue que pour une population concentrée dans des quartiers ou dans de grands immeubles. Les unités de voisinage, connectées, doivent décider de la situation d’une commune donnée et cette commune ne peut, inversement, dépendre des décisions d’une superstructure qui dicte ses ordres. Lorsque ces unités de voisinage seront en mesure de mettre en marche un plan humaniste d’action municipale et que cette municipalité ou cette commune sera en mesure d’organiser sa démocratie réelle, “l’effet de démonstration” se fera sentir bien au-delà des limites de ce bastion. Il ne s’agit pas de proposer une démarche graduelle qui doive gagner du terrain jusqu’à atteindre tous les recoins d’un pays, mais de montrer par la pratique qu’un nouveau système est en train de fonctionner en un lieu donné. Les problèmes de détails soulevés par ce qui précède sont nombreux, mais les traiter dans cet écrit serait excessif.

Recevez, avec cette dernière lettre, un grand salut.

15 décembre 1993