Huitième lettre à mes amis
Chers amis,
Comme je l’ai annoncé dans la lettre précédente, j’aborderai quelques points concernant l’armée. Il est bien évident que le centre d’intérêt de cet écrit portera sur les relations entre les forces armées, le pouvoir politique et la société. Je prendrai pour base le document débattu il y a trois mois à Moscou (sous le titre *La nécessité d’une position humaniste dans les forces armées d’aujourd’hui ; il s’agit d’une conférence internationale sur l’humanisation des activités militaires et sur la réforme des forces armées, patronnée par le Ministère de la Défense de la CEI, à Moscou, tenue entre le 24 et le 28 mai 1993). Je ne m’écarterai des concepts énoncés dans le document original que pour traiter de la position des militaires dans le processus révolutionnaire, thème qui me permettra de compléter certaines idées déjà esquissées.
Nécessité d’une redéfinition du rôle des forces armées
Aujourd’hui, les forces armées tentent de définir leur nouveau rôle. Cela a débuté à la fin des années 80, lorsque l’Union Soviétique a entrepris des initiatives de désarmement proportionnel et progressif. La diminution des tensions entre les superpuissances a fait prendre un virage au concept de défense dans les pays les plus importants. Cependant, le remplacement progressif des blocs politico-militaires (particulièrement du Pacte de Varsovie) par un système de relations plutôt coopératives, a activé des forces centrifuges qui entraînent maintenant de nouveaux chocs en différents points de la planète. Il est certain qu’en pleine période de guerre froide, les conflits localisés étaient fréquents et souvent prolongés ; cependant, actuellement ils ont changé de caractère, menaçant de s’étendre dans les Balkans, dans le monde musulman et dans diverses zones d’Asie et d’Afrique.
Les litiges frontaliers, qui préoccupaient autrefois les forces armées voisines, prennent aujourd’hui une autre direction à cause de la tendance sécessionniste à l’intérieur de certains pays. Les disparités économiques, ethniques et linguistiques tendent à modifier les frontières que l’on supposait inaltérables, tandis que des migrations à grande échelle se produisent. Il s’agit de groupes humains qui partent pour fuir des situations désespérées ou pour retenir ou expulser d’autres groupes humains de zones précises. Ces phénomènes, et d’autres encore, indiquent des changements profonds, en particulier dans la structure et dans la conception de l’État. D’une part, nous assistons à un processus de régionalisation économique et politique ; d’autre part, nous observons une discorde croissante à l’intérieur des pays qui progressent vers cette régionalisation. C’est comme si l’État national, conçu il y a 200 ans, ne supportait plus les coups qui lui sont administrés d’en haut, par les forces multinationales, et d’en bas, par les forces de sécession. De plus en plus dépendant, de plus en plus lié à l’économie régionale et de plus en plus engagé dans la guerre commerciale contre d’autres régions, l’État souffre d’une crise du contrôle de la situation, crise sans précédent. Sa Constitution est modifiée pour favoriser les transferts de capitaux et de ressources financières ; ses lois, ses codes civils et commerciaux deviennent obsolètes. Même le code pénal est variable : un citoyen peut être aujourd’hui séquestré dans un pays et son délit jugé dans un autre, par des magistrats d’une autre nationalité et sur la base de lois étrangères. Ainsi, le vieux concept de souveraineté nationale se voit affaibli de manière sensible. Tout l’appareil juridico-politique de l’État, ses institutions et le personnel affecté à son service, immédiat ou non, subissent les effets de cette crise générale. C’est également dans cette situation que se trouvent les forces armées auxquelles on avait autrefois donné pour rôle de soutenir la souveraineté et la sécurité générale. Par la privatisation de l’éducation, de la santé, des moyens de communication, des ressources naturelles et même d’importants secteurs de la sécurité civile, par la privatisation des biens et des services, l’importance de l’État traditionnel diminue. Il est cohérent de penser que, si l’administration et les ressources d’un pays échappent au contrôle du domaine public, la justice suivra le même processus et l’on attribuera aux forces armées le rôle de milice privée, destinée à la défense des intérêts économiques nationaux ou multinationaux. Dernièrement, de telles tendances se sont accentuées à l’intérieur même des pays.
Permanence des facteurs agressifs dans l’étape de détente
Bien que les grandes puissances aient déclaré la guerre froide terminée, leur agressivité n’a pas disparu. Il se produit actuellement des violations d’espaces aériens et maritimes, des approches imprudentes de territoires lointains, des incursions et des installations de bases militaires, des consolidations de pactes militaires, des guerres ou des occupations de territoires étrangers par le contrôle des voies de navigation ou par la possession des gisements de ressources naturelles. Les précédents créés par les guerres de Corée, du Vietnam, du Laos et du Cambodge, par les crises de Suez, de Berlin et de Cuba, par les incursions à Grenade, à Tripoli et au Panama ont montré au monde la disproportion de l’action belliqueuse si souvent infligée aux pays sans défense. Cela pèse lors des pourparlers sur le désarmement. Ces faits acquièrent une gravité particulière quand, dans des cas comme celui de la guerre du Golfe, ils surviennent aux abords de pays de grande importance qui pourraient interpréter ces manœuvres comme préjudiciables à leur sécurité. De semblables excès ont eu des effets résiduels nocifs : ils renforcent les groupes d’opposition intérieurs qui jugent leur gouvernement incompétent à freiner ces avancées. Ce qui peut, bien entendu, finir par compromettre le climat international de paix si nécessaire à l’heure actuelle.
Sécurité intérieure et restructuration militaire
En ce qui concerne la sécurité intérieure, mentionnons deux problèmes qui semblent se profiler à l’horizon des évènements proches : les explosions sociales et le terrorisme.
Si le chômage et la récession ont tendance à s’accroître dans les pays industrialisés, il est possible que ceux-ci deviennent le lieu de convulsions ou de débordements, inversant ainsi dans une certaine mesure, le schéma des décennies précédentes, durant lesquelles un conflit se développait à la périphérie d’un centre qui, lui, continuait à grandir sans soubresaut. Des événements comme ceux qui se sont produits à Los Angeles l’an passé pourraient s’étendre au-delà d’une ville, voire à d’autres pays. Enfin, il est prévisible que le phénomène du terrorisme représente un danger potentiel étant donné la puissance de feu que détiennent aujourd’hui des individus et des groupes relativement spécialisés. Cette menace, qui pourrait se manifester au moyen d’engins nucléaires ou d’explosifs déflagrants et moléculaires de grande puissance, pourrait aussi s’exprimer par des armes chimiques et bactériologiques, à prix réduit et de production facile.
Étant donné le panorama instable du monde d’aujourd’hui, les préoccupations des forces armées sont très nombreuses. Outre les problèmes stratégiques et politiques qu’elles doivent prendre en considération, il y a aussi des questions internes de restructuration, de licenciement d’importants contingents de troupes, de mode de recrutement et de qualification, de renouvellement de matériel, de modernisation technologique et, en tout premier lieu, de ressources économiques. Mais s’il est important de bien comprendre les problèmes liés au contexte que nous avons mentionné, il faut ajouter qu’aucun de ces problèmes ne pourra être totalement résolu si l’on ne définit pas clairement quelle sera la fonction prioritaire de l’armée. Après tout, c’est le pouvoir politique qui oriente les forces armées et elles n’agissent que sur la base de cette orientation.
Révision des concepts de souveraineté et de sécurité
Dans la conception traditionnelle, on a donné aux forces armées la fonction de garantir la souveraineté et la sécurité des pays en disposant de l’usage de la force en accord avec le mandat des pouvoirs constitués. De cette façon, le monopole de la violence que détient l’État est transféré aux corps militaires. Mais voici un premier point de discussion concernant ce que l’on doit comprendre par “souveraineté” et par “sécurité”. Si celles-ci ou, pour parler d’une façon plus moderne, si le “progrès” d’un pays requiert des sources d’approvisionnement extraterritoriales, s’il requiert des voies maritimes incontestables afin de protéger les déplacements des marchandises, s’il requiert aussi, dans le même but, le contrôle de points stratégiques et l’occupation de territoires étrangers, nous sommes alors devant la théorie et la pratique coloniale ou néocoloniale. Avec le colonialisme, la fonction des armées consistait à ouvrir le passage en premier lieu aux intérêts des couronnes de l’époque et, ensuite, aux compagnies privées qui obtinrent des concessions spéciales du pouvoir politique en échange de revenus conséquents. On a justifié l’illégalité de ce système par la prétendue barbarie des peuples occupés, incapables de se doter d’une administration adéquate. L’idéologie de cette époque a consacré le colonialisme comme le système “civilisateur” par excellence.
À l’époque de l’impérialisme napoléonien, la fonction de l’armée qui, par ailleurs, occupait le pouvoir politique, consistait à étendre ses frontières dans le but proclamé de racheter les peuples opprimés par des tyrans. Elle accomplissait cette fonction grâce à l’action militaire et à l’instauration d’un système administratif et juridique qui, dans ses lois, consacrait la liberté, l’égalité et la fraternité. Cette idéologie justifiait l’expansion impériale. Elle se fondait sur le critère de “nécessité” du pouvoir constitué par la révolution démocratique face aux monarchies illégitimes fondées sur l’inégalité, qui, de plus, faisaient front commun pour asphyxier la révolution.
Plus récemment, en suivant les enseignements de Clausewitz, on a considéré la guerre comme étant un simple prolongement de la politique et l’État, promoteur de cette politique, comme l’appareil de gouvernement d’une société enracinée dans certaines limites géographiques. À l’instigation des géopoliticiens, les frontières sont alors apparues comme étant “la peau de l’État”. Avec une telle conception biologique, cette “peau” se contracte ou s’étend selon le tonus vital des pays ; ainsi, elle doit s’amplifier selon le développement d’une communauté qui réclame de “l’espace vital” en fonction de sa concentration démographique ou économique. Dans cette perspective, la fonction de l’armée est de gagner de l’espace suivant les demandes de cette politique de sécurité et de souveraineté, prioritaire par rapport aux nécessités des autres pays limitrophes. Dans ce cas, l’idéologie dominante proclame l’inégalité des nécessités expérimentées par les collectivités selon leurs caractéristiques vitales. Cette vision zoologique de la lutte pour la survie du plus apte nous rappelle les conceptions du darwinisme, illégitimement transposées à la pratique politique et militaire.
La légalité et les limites du pouvoir en place
Nous avons utilisé trois concepts, largement dans l’air du temps, pour illustrer la réponse des armées au pouvoir politique et leur encadrement selon les règles que ce pouvoir politique, parfois, appelle sécurité et souveraineté. De sorte que, si la fonction de l’armée, au service de l’État, est d’assurer la sécurité et la souveraineté, et si la conception sur ces deux points varie d’un gouvernement à l’autre, la force armée devra s’en tenir à cette conception. Quelles en sont les limites ou exceptions ? On observe clairement deux exceptions : 1) quand le pouvoir politique s’est constitué illégitimement et que les recours civils, pour changer cette situation anormale, ont été épuisés et 2) quand le pouvoir politique s’est constitué légalement mais devient illégal durant son exercice et que les recours civils pour changer cette situation anormale ont été épuisés. Dans les deux cas, les forces armées ont le devoir de rétablir la légalité interrompue, ce qui revient à continuer les actes qui n’ont pas pu aboutir par voie civile. Dans ces situations, l’armée se doit à la légalité et non au pouvoir en place. Il ne s’agit pas alors de favoriser une situation où l’armée délibère, mais de souligner cette interruption de la légalité, due à un pouvoir en place, d’origine délictueuse ou qui est devenu délictueux. On doit se poser cette question : d’où provient la légalité et quelles sont ses caractéristiques ? Nous répondons que la légalité provient du peuple qui s’est donné un type d’État et un type de lois fondamentales auxquelles doivent se soumettre les citoyens. Et dans le cas extrême où le peuple déciderait de modifier ce type d’État et ce type de lois, il lui incomberait de le faire, une structure étatique et un système légal ne pouvant exister au-dessus de cette décision. Ce point nous amène à considérer l’acte révolutionnaire, que nous traiterons plus loin.
La responsabilité militaire face au pouvoir politique
Nous précisons que les corps d’armée doivent être constitués de citoyens responsables de leurs obligations envers la légalité du pouvoir établi. Si le pouvoir établi fonctionne sur la base d’une démocratie qui respecte la volonté de la majorité par l’élection et le renouvellement de ses représentants populaires, si l’on respecte les minorités dans les termes établis par la loi, et si l’on respecte la séparation et l’indépendance des pouvoirs, alors ce n’est pas aux forces armées de délibérer sur les succès et les erreurs de ce gouvernement. De même, lorsqu’un régime illégitime s’installe, les forces armées ne peuvent le soutenir mécaniquement en invoquant une “obéissance due” à ce régime.
Et si l’on en venait à un conflit international, les forces armées ne pourraient pas non plus pratiquer le génocide en suivant les instructions d’un pouvoir enfiévré par l’anormalité de la situation. Car si les droits humains ne sont pas placés au-dessus de tout autre droit, on ne comprend pas pourquoi l’organisation sociale et l’État existent. Personne ne peut invoquer “l’obéissance due” quand il s’agit d’assassinat, de torture et de dégradation de l’être humain. Si les tribunaux institués après la Seconde Guerre mondiale nous ont enseigné quelque chose, c’est bien que l’homme d’armes a des responsabilités en tant qu’être humain, même dans la situation-limite du conflit armé.
À ce stade, on pourrait se demander : l’armée n’est-elle pas une institution qui, par son mode d’entraînement et de discipline, et par son équipement, est prédisposée à être le premier facteur de destruction ? Nous répondons que les choses sont structurées ainsi depuis longtemps, bien avant la situation actuelle, et qu’indépendamment de l’aversion que nous ressentons envers toute forme de violence, nous ne pouvons pas proposer la disparition ou le désarmement unilatéral des armées car cela créerait des vides qui seraient comblés par d’autres forces agressives, comme nous l’avons mentionné précédemment en nous référant aux attaques commises contre des pays sans défense. Les forces armées elles-mêmes ont une importante mission à accomplir en ne faisant obstruction ni à la philosophie ni à la pratique du désarmement proportionnel et progressif, tout en incitant des camarades d’autres pays dans cette direction et en montrant clairement que la fonction militaire dans le monde d’aujourd’hui est d’éviter les catastrophes et les servitudes dictées par des gouvernements illégitimes qui ne répondent pas au mandat populaire. Alors, le meilleur service que les forces armées pourront apporter à leur pays et à toute l’humanité sera d’éviter que les guerres existent. Cette proposition qui pourrait paraître utopique est actuellement appuyée par la force des événements, lesquels démontrent l’aspect peu pratique et dangereux pour tous de voir augmenter le pouvoir belliqueux global ou unilatéral.
C’est à l’aide d’un contre-exemple que je voudrais revenir sur le sujet de la responsabilité militaire. Pendant la guerre froide, en Occident, on répétait un double message : d’une part, divers blocs – dont l’OTAN – se sont accordés pour soutenir un style de vie menacé par le communisme soviétique et éventuellement chinois ; d’autre part, on a entrepris des actions militaires dans des zones éloignées pour protéger les “intérêts” des grandes puissances. Les armées d’Amérique latine prenaient pour mobile de leurs coups d’État la menace de la subversion intérieure. Dans cette région, les forces armées cessèrent d’obéir au pouvoir politique et se soulevèrent contre tout droit et toute constitution. Pratiquement tout un continent s’est retrouvé militarisé, obéissant à ladite “doctrine de sécurité nationale”. Les séquelles de mort et de retard que laissèrent derrière elles ces dictatures, furent singulièrement justifiées à tous les échelons du commandement par l’idée de “l’obéissance due”. Avec cette idée, on a expliqué que, dans la discipline militaire, on suit les ordres de la hiérarchie immédiate. Cette position, qui rappelle les justifications des génocides du nazisme, est un point qui doit être pris en compte au moment de discuter des limites de la discipline militaire.
Notre point de vue sur ce sujet particulier, comme nous l’avons déjà vu, est le suivant : si l’armée rompt sa dépendance au pouvoir politique, elle s’organise en force irrégulière, en bande armée hors-la-loi. Bien évidemment, cela admet une exception : le soulèvement militaire contre un pouvoir politique établi illégitimement ou qui s’est mis dans une situation factieuse. Les forces armées ne peuvent invoquer “l’obéissance due” envers un pouvoir illégitime parce qu’elles se transformeraient en complices de cette irrégularité, tout comme, en d’autres circonstances, elles ne peuvent faire un coup d’État militaire, échappant ainsi à la fonction de répondre au mandat populaire. Voilà, en ce qui concerne l’ordre intérieur. Et, dans le cas de conflits armés internationaux, les forces armées ne peuvent porter atteinte à la population civile d’un pays ennemi.
Restructuration militaire
Quant au recrutement des citoyens, notre point de vue est favorable à la substitution du service militaire obligatoire par le service militaire facultatif, système qui permettra une meilleure qualification du soldat professionnel. Mais à cette réduction des troupes va correspondre également une réduction importante des personnels d’encadrement et de commandement. Bien sûr, il n’y aura pas de restructuration réussie si l’on ne prête pas attention aux problèmes personnels, familiaux et sociaux ainsi provoqués dans de nombreuses armées qui, aujourd’hui, fonctionnent avec une organisation surdimensionnée. L’adaptation professionnelle, géographique et sociale de ces contingents sera équilibrée si une relation militaire flexible est maintenue pendant la période transitoire. La restructuration, qui touche actuellement différents points du monde, doit d’abord tenir compte du modèle de pays dans lequel elle s’effectue. Naturellement, un système unitaire, une fédération et un ensemble de pays qui convergent vers une communauté régionale, ont des caractéristiques différentes. Notre point de vue, favorable à la forme fédérative et ouvert à la confédération régionale, requiert, pour concevoir correctement la restructuration, des engagements solides et permanents, assurant la continuité du projet. Sans la volonté claire des partenaires d’aller dans cette direction, la restructuration ne sera pas possible car l’apport économique de chaque participant sera soumis aux vicissitudes politiques conjoncturelles. Dans ce cas, les troupes fédérales n’auront qu’une existence formelle et les contingents militaires seront simplement la somme du potentiel de chaque communauté participant à la fédération. Ceci entraînera aussi des problèmes d’unification du commandement, difficiles à résoudre. En définitive, il reviendra à l’orientation politique de fixer les règles et, dans cette situation, les forces armées spécifiques requerront un commandement précis et très coordonné.
Dans cette restructuration, un problème relativement important concerne certains aspects des corps de sécurité. Les corps de sécurité, lorsqu’ils ne sont pas militarisés, agissent en relation avec l’ordre intérieur et la protection des citoyens, même si, habituellement, ils sont impliqués dans des opérations de contrôle très éloignées de leur finalité initiale. Dans de nombreux pays, ils figurent dans un organigramme qui les fait directement dépendre de portefeuilles politiques, tels que celui du Ministère de l’Intérieur et non du Ministère de la Guerre ou de la Défense. D’autre part, la police, entendue comme étant au service des citoyens pour garantir que l’accomplissement de l’ordre juridique ne porte pas préjudice aux habitants du pays, a un caractère accessoire et se trouve sous la juridiction du pouvoir judiciaire. Mais souvent, par son caractère de force publique, elle réalise des opérations qui la font apparaître comme force militaire aux yeux de la population. On perçoit clairement l’inconvénient d’une telle confusion et il va de l’intérêt des forces armées que ces distinctions restent nettes. Il en va de même avec certains organismes de l’État qui dirigent des services secrets et des services de renseignement imbriqués et superposés qui, eux non plus, n’ont rien à voir avec la fonction militaire. Les armées requièrent un système de renseignements approprié, qui leur permette d’agir avec efficacité et qui ne ressemble en rien à des mécanismes de contrôle et de suivi des citoyens, car leur fonction concerne la sécurité de la nation et non l’agrément ou la réprobation idéologique du gouvernement en place.
La position militaire dans le processus révolutionnaire
Dans une démocratie, on suppose que le pouvoir provient de la souveraineté du peuple. La mise en place de l’État et celle des organismes qui en dépendent dérivent de la même source. Ainsi, l’armée remplit la fonction que lui attribue l’État : défendre la souveraineté et assurer la sécurité des habitants du pays. Des aberrations peuvent bien sûr se produire selon que l’armée, ou une faction, occupe illégitimement le pouvoir, comme nous l’avons vu précédemment. Et comme nous l’avons déjà mentionné, il pourrait survenir un cas extrême où le peuple déciderait de changer de type d’État et de type de lois, c’est-à-dire de type de système. Il incomberait alors au peuple de le faire, étant donné qu’il ne peut exister de structure étatique ni de système légal au-dessus de cette décision. Il est certain que les chartes fondamentales de nombreux pays sont prévues pour être modifiées par décision populaire.
De cette façon, un changement révolutionnaire dans lequel la démocratie formelle cède le pas à la démocratie réelle, pourrait se produire. Qui mettrait un obstacle à cette possibilité serait en train de nier la source même d’où jaillit toute légalité. Dans cette circonstance, et après avoir épuisé tous les recours civils, il est du devoir de l’armée d’accomplir cette volonté de changement en renversant une faction installée illégitimement à la direction des affaires publiques. Ainsi surgirait, par l’intermédiaire de l’intervention militaire, la création de conditions révolutionnaires permettant au peuple de mettre en marche un nouveau type d’organisation sociale et un nouveau régime juridique. Il n’est pas nécessaire de souligner la différence entre l’intervention militaire, qui a pour objectif de restituer la souveraineté arrachée au peuple, et le simple coup d’État militaire, qui rompt la légalité établie par le mandat populaire. Dans le même ordre d’idées, la légalité exige que l’on respecte la demande du peuple, même s’il projetait des changements révolutionnaires. Pourquoi les majorités ne pourraient-elles pas exprimer leur désir de changement de structures et de même, pourquoi les minorités ne pourraient-elles pas avoir l’opportunité de travailler sur le plan politique pour arriver à une modification révolutionnaire de la société ? Nier la volonté de changement révolutionnaire par la répression et la violence compromet sérieusement la légalité du système des démocraties formelles actuelles.
On aura remarqué que nous n’avons pas effleuré les questions relatives à la stratégie ou à la doctrine militaire, pas plus que les questions de technologie et d’organisation militaires. Il ne pourrait en être autrement car ce que nous avons fixé, c’est le point de vue humaniste à l’égard des forces armées en relation avec le pouvoir politique et la société.
Ce sont les militaires qui ont devant eux un énorme travail de théorie et de mise en œuvre pratique, pour adapter des schémas à ce moment si particulier que le monde est en train de vivre. L’opinion de la société, qui n’est pas une opinion de spécialistes, et l’intérêt authentique des forces armées pour la connaître, sont d’une importance fondamentale. De la même façon, une relation vivante entre les membres des armées des différents pays et la discussion franche et civilisée, sont des pas importants vers la reconnaissance de la pluralité des points de vue. Les critères d’isolement de certaines armées par rapport à d’autres et leur attitude de renfermement par rapport aux requêtes du peuple, sont propres à une époque où le partage humain et l’échange des objets étaient restreints. Le monde a changé pour tout le monde, y compris pour les forces armées.
Considérations à propos des armées et de la révolution
Deux opinions, qui nous intéressent tout spécialement, s’imposent aujourd’hui. La première annonce que l’époque des révolutions est passée ; la seconde, que le rôle militaire dans la prise de décision politique s’atténue progressivement. On suppose également que ces réminiscences du passé ne restent menaçantes que dans certains pays en retard ou désorganisés. D’un autre côté, on pense que le système de relations internationales, en prenant un caractère de plus en plus solide, va faire sentir son poids jusqu’à ce que ces anciennes irrégularités entendent raison. En ce qui concerne les révolutions, comme nous l’avons déjà exposé, nous avons un point de vue diamétralement opposé. Quant au fait que le concert des nations “civilisées” en vienne à imposer un nouvel ordre où la décision militaire n’aurait pas droit de cité, c’est une question discutable. Nous soulignons que c’est précisément dans les nations et les régions qui sont en train de prendre un caractère impérial que les révolutions et la décision militaire vont faire sentir leur présence. Tôt ou tard, les forces de l’argent de plus en plus concentrées, vont se trouver confrontées aux majorités, et dans cette situation, banque et armée sont des termes antithétiques. Nous sommes donc situés aux antipodes de l’interprétation des processus historiques. Seuls les temps à venir mettront en évidence une perception correcte des événements ; pour certains, selon la tradition des dernières années, ces événements se révèleront “incroyables”. Avec cette vision, que dira-t-on quand cela va se produire ? Probablement que l’humanité a régressé vers le passé ou, plus familièrement, que « le monde a disjoncté ». Nous croyons que des phénomènes comme l’irrationalisme croissant, le surgissement d’une forte religiosité et de tant d’autres choses, ne se situent pas dans le passé, mais correspondent plutôt à une nouvelle étape qu’il nous faudra affronter avec toute la vaillance intellectuelle et tout l’engagement humain dont nous serons capables. Il ne servira à rien de continuer à soutenir que le meilleur développement de la société correspond au monde actuel. Il sera plus important de comprendre que la situation que nous sommes en train de vivre mène tout droit à l’effondrement de tout un système, que certains considèrent comme défectueux mais “perfectible”. Le système actuel n’est pas “perfectible”. Au contraire, en lui, on atteint des sommets dans l’inhumanité de tous les facteurs qui se sont accumulés tout au long de nombreuses années. Si quelqu’un juge que ces affirmations sont sans fondement, c’est son droit absolu, à condition qu’il présente une position cohérente. Et si on pense que notre position est pessimiste, nous affirmons que face à ce processus mécanique négatif, la direction vers l’humanisation du monde prévaudra, poussée par la révolution que finiront par produire les grands ensembles humains qui ont été, jour après jour, dépouillés de leur propre destin.
Recevez, avec cette lettre, un grand salut.
10 août 1993